6
Camille suffoquait.
Son idée était bonne puisque le mercenaire n’avait pas réapparu, mais l’oxygène se raréfiant, il lui était de plus en plus difficile de respirer.
Elle avait fait un pas sur le côté vers un endroit qu’elle n’imaginait pas revoir. L’eau du fleuve était glaciale.
Dans l’obscurité, elle avait failli ne pas trouver la voiture plantée à la verticale dans la vase, bien qu’elle se soit matérialisée à moins d’un mètre d’elle. En économisant ses mouvements pour ne pas dépenser inutilement son oxygène, elle s’était glissée dans le véhicule par une fenêtre ouverte à l’arrière, qu’elle avait ensuite entrepris de refermer.
Le mécanisme, rouillé, avait d’abord refusé de fonctionner.
Camille avait senti son cœur s’affoler et ses poumons implorer de l’air. Elle avait repoussé la vague de panique et s’était acharnée sur la poignée. La vitre était remontée, centimètre par centimètre, jusqu’à se fermer complètement.
Proche de l’évanouissement, elle avait utilisé ses dernières forces pour dessiner. Une grande poche d’air pur était apparue, chassant l’eau par le pare-brise avant cassé. Camille s’était agrippée au dossier de la banquette, et ses poumons fonctionnant à toute vitesse avaient rattrapé le temps perdu.
Elle calcula que, si elle ne faisait pas de mouvements superflus, elle disposait d’un quart d’heure devant elle. L’oxygène finirait alors par manquer et en dessiner à nouveau ne servirait à rien puisque le dioxyde de carbone, qui s’accumulait peu à peu, était plus léger et ne serait pas chassé de la voiture.
« Il faut que je masque mon don, se dit-elle. Mon plan de sauvetage d’urgence a fonctionné et cette espèce de psychopathe ne peut pas me retrouver avec l’écran formé par l’eau du fleuve. Mais dès que je sortirai, car il faudra bien que je sorte, il va me sauter dessus et me découper en morceaux. »
Elle passa en revue tout ce que maître Duom et Edwin lui avaient appris. Les Ts’liches l’avaient retrouvée sans difficulté dans la forêt de Baraïl, guidés par le retentissement de son pas sur le côté, mais il devait y avoir autre chose. L’avertissement d’Edwin lui revint une fois de plus en mémoire : « Tu as dû laisser traîner une part de ton esprit dans l’Imagination et ça les a attirés ! » Était-il possible que sa trace ait subsisté parce qu’elle n’était pas complètement sortie des Spires ? Et si oui, comment quitter l’Imagination après avoir dessiné ?
Elle réfléchit intensément. Dessiner revenait à pénétrer dans une autre dimension. Avait-elle laissé la porte ouverte en ressortant ? L’idée, malgré la gravité de la situation, la fit sourire. Elle se concentra néanmoins sur cette pensée et perçut très vite un changement. Un lien dont elle ignorait l’existence s’était rompu au moment où elle avait fermé « la porte ». Elle était sortie de l’Imagination. Entièrement cette fois-ci.
Le manque d’oxygène commençait à se faire ressentir et l’eau du fleuve regagnait peu à peu le terrain perdu. Il lui fallait se décider.
Elle prit une large bouffée d’air avant de se glisser par le pare-brise. Elle frôla le fond vaseux et battit des pieds pour gagner la surface. La remontée fut rapide. Quand elle émergea, elle se repéra aussitôt. Elle nagea vers la rive ouest, sans essayer de lutter contre le courant qui la faisait dériver et prit pied sur le quai. Elle grelottait et fut soulagée de ne voir apparaître aucune silhouette menaçante. Elle ne redeviendrait repérable que si elle dessinait.
Il ne lui restait plus qu’à aller voir Salim. Elle traversa la berge pour gagner le boulevard qui la conduirait aux Peintres. Soudain, elle s’arrêta.
Elle palpa fiévreusement ses poches avant de baisser les bras, catastrophée.
Le chuchoteur ! Il avait disparu ! Elle grimaça en imaginant le petit animal noyé au fond du fleuve. Cette pensée lui faisait mal. Elle retrouva un peu d’espoir en se disant qu’il avait peut-être effectué un pas sur le côté avant son plongeon.
En quelques minutes, elle arriva à la cité de Salim. Il y avait de nombreuses personnes au bas des immeubles, qui observèrent avec surprise ses vêtements trempés et sa mine défaite, sans les commenter. Elle n’était venue qu’une fois chez son ami, pourtant elle retrouva sans difficulté la tour Picasso. Évidemment l’ascenseur ne fonctionnait pas et, lorsqu’elle eut gravi à pied les onze étages, elle avait moins froid. Elle frappa à la porte.
À son grand soulagement, ce fut Salim qui ouvrit.
Il la contempla un long moment avec effarement, puis lui demanda :
— Ne me dis pas que tu es retournée te baigner dans le fleuve ?
— Salim…
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Un mercenaire du Chaos nous a suivis. Il m’a attaquée chez moi. Je m’en suis sortie de justesse.
Un jeune garçon passa la tête à la porte. Salim le repoussa et s’avança dans le couloir.
— Viens, descendons, proposa-t-il, il faut que nous dressions un plan. Attends, je vais t’apporter des vêtements secs.
Il revint deux minutes plus tard avec un jean et un tee-shirt, et détourna les yeux pendant que Camille se changeait rapidement dans la cage d’escalier. Ils descendirent et s’installèrent sur un banc délabré, à une vingtaine de mètres de l’entrée de la tour.
— Pétard de pétard, lança Salim, qu’allons-nous faire ?
— Je ne vois que deux solutions, annonça Camille.
Le garçon eut l’air surpris.
— Deux ? Moi qui étais persuadé qu’il n’y en avait aucune… Raconte.
— C’est tout simple, du moins à dire. Soit repartir en Gwendalavir, soit filer à Paris pour retrouver mon frère.
— Je me disais bien aussi que deux solutions c’était trop beau. Tu ne proposes que des choses impossibles.
— Presque impossibles, rectifia Camille. En tout cas, on ne peut pas rester ici. Cette ville est devenue un vrai coupe-gorge.
— Nous pourrions nous abriter chez moi, le temps de réfléchir, proposa Salim.
À cet instant, une voiture de police se gara devant la tour. Deux hommes en uniforme en descendirent, le troisième était l’inspecteur Franchina. Ils entrèrent dans le hall.
— Raté, souffla Camille en se baissant, bien qu’avec la distance et l’obscurité elle n’ait eu aucune chance d’être reconnue. Mes parents ont alerté la police et signalé ma disparition.
— On pourrait lui demander de l’aide…
— Les grilles qui ont failli avoir ma peau auront disparu, d’accord, mais le plancher de ma chambre est ravagé. Les murs de la cuisine sont certainement troués comme une passoire et mes parents ont dû voir le mercenaire. Comment expliquer ça à ces messieurs de la police ? En leur faisant un dessin pour qu’ils comprennent mieux, peut-être ?
Camille avait haussé le ton et Salim sentit qu’elle était tendue comme un ressort.
— D’accord, ma vieille, dit-il conciliant, je n’insiste pas. Il y a des chances qu’en racontant tout à la police, on se retrouve bien au chaud dans un asile. Et le mercenaire n’aurait qu’à nous cueillir. Peut-être que ce serait mieux d’aller retrouver Edwin et les autres.
— Non ! Nous allons à Paris !
— Mais tu as dit que…
— J’ai réfléchi, ils comptent sur nous. Nous n’allons pas renoncer à la première difficulté.
— Un mercenaire du Chaos, objecta Salim, c’est une difficulté de taille.
— Tu as raison, acquiesça Camille, mais tu n’es pas obligé de m’accompagner. C’est moi qu’ils veulent. Tu peux laisser tomber si tu préfères.
Elle avait parlé d’un ton calme et sec. Salim leva les bras au ciel.
— Et voilà ! s’exclama-t-il, elle recommence. Tu veux que je te l’écrive en alexandrins sur un papier de notaire ? Si tu pars, je pars. Où tu vas, je vais, même au fond du fleuve. Alors arrête de dire des bêtises et réponds à ma question.
— Quelle question ?
— Celle que je vais te poser.
— Eh bien, pose-la !
— On y va comment à Paris ? En train ou en avion ?